Javiera Tejerina-Risso

Lignes de désir

 

Dans le cadre de la 15e édition du Printemps de l’Art Contemporain

Sortie de résidence dans le cadre du projet Tremplins, porté par le centre social St Gabriel Canet Bon secours et co-piloté avec les associations Château de Servières, Art-cade* et LE ZEF – scène nationale de Marseille.

 

Javiera Tejerina Risso, Mailler le paysage

« La crise environnementale [est] d’abord la manifestation de choses qui, jusque là, semblaient aller de soi, que l’on pouvait ignorer : l’air que nous respirions, l’eau que nous buvons […], les prairies ou les forêts qui nous entourent. [1]» Il n’est plus possible aujourd’hui n’ignorer ces paramètres ; l’air est pollué, l’eau viciée, les prairies se font rares et les forêts brûlent. Les réfugié*es climatiques seront toujours plus nombreux*es, victimes de nos modes de vie. Dans ce contexte de monde en ruines, que vaut encore l’idée de nation ? Pourquoi brandir une identité nationale sur une terre en train de mourir ? C’est la question que pose l’artiste Javiera Tejerina Risso. Elle compose ici une série évoquant les drapeaux nationaux tendus en groupe, suspendus à des haubans, grandiloquents mais déjà déchirés, en lambeaux. Entre le fanion, le pavillon de courtoisie, le blason moyenâgeux, ils s’exhibent, indécents et obsolètes, s’érigent en modèles de l’absurdité des frontières et d’un temps qui s’accélère. En alliage de cuivre et de laiton, froissés et oxydés, ils rappellent étrangement les objets archéologiques trouvés au fond des océans et semblent avoir survécu au naufrage qui s’annonce. Mais si l’on y regarde de plus près, ils sont aussi chacun comme autant de petites cartes, maquettes de territoires creusés par les eaux de pluie, froissés par la tectoniques des plaques, abîmés par l’humain. Le métal est devenu bleu au contact de solution savamment dosées ; nitrate de cuivre, sulfate, vinaigre, ammoniac, sel, eau… Aucun signe ni couleur ne permet de déterminer la référence à un quelconque pays.
Ce travail s’inscrit dans le cadre de la résidence Tremplins au sein du Centre social Saint Gabriel, durant laquelle Javiera Tejerina Risso a passé beaucoup de temps à arpenter le paysage urbain avec ses habitant*es et acteur*ices. Elle a accompagné les animateur*ices en bas des immeubles des cités de la Marine Bleu, Les Rosiers, Les Marronniers et gardé en mémoire sur son GPS les lignes dessinées sur la carte. Elle a noué des liens, rencontré des singularités, proposé à qui le souhaitait de lui faire visiter les lieux qu’iels aimaient, de lui raconter pourquoi iels les appréciaient. « Nous passons notre vie, non seulement dans des lieux mais aussi sur des chemins. Or les chemins sont en quelque sorte des lignes.
C’est aussi sur des chemins que les individus se forment un savoir sur le monde qui les entoure, et les décrivent dans les histoires qu’ils racontent. [2]» Savoirs, histoires et lignes sont intimement liés ; aussi nous demandons-nous quels récits se sont forgés entre les tables et les canapés du magasin de meubles turcs, quels mots se sont assemblés dans les ruelles et escaliers du Canet-Bon Secours, quelles anecdotes
ont été contées en arpentant le parc de l’Espérance ? Lors d’ateliers d’écriture, Javiera Tejerina Risso a proposé de noter les mots formés au détour de sentiers tracés graduellement par érosion à la suite du passage répété des piétons. Ensemble, iels ont écrit un quartier approprié par celleux qui le pratiquent, celleux-là mêmes qui transforment les lieux imposés par les urbanistes en espaces arpentés. « Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la terre. » Or habiter la terre c’est « participe[r] au monde en train de se faire, […] tracer un chemin de vie [3]». Ensemble, iels ont entrelacé les mots, tressé les paroles, maillé le paysage, emmêlé les fils de trame et de chaîne des voies parcourues. Ici, dans l’exposition au Château de Servière, l’artiste a recouvert le sol de remblais qui rappellent les terres appauvries où plus rien ne pousse mais évoque aussi les pistes qu’on y trace, les lignes de désir qu’on y forge et qui dessinent un futur. En racontant des histoires communes, en dressant des pavillons obsolètes et des blasons oxydés, Javiera Tejerina Risso esquisse des chemins que nous pourrons suivre à notre tour, sans frontière pour les contenir.

– Sophie Lapalu

[1] Catherine Larrère, Les philosophies environnementales, PUF, 1997, p. 12.
[2] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, zones sensibles, Bruxelles, 2011, p. 108.
[3] Ibid., p. 9.